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15 janvier 2019

Le lambeau

Dernier jour de l’année. Je viens de terminer la lecture du livre de Philippe Lançon : Le lambeau. En larmes. Pour de vrai. Ce livre (prix Fémina et prix spécial du jury Renaudot) est bien à la hauteur de tout ce qu’on en a dit. C’est une incroyable construction littéraire qui raconte l’histoire d’une reconstruction. Philippe Lançon est l’un des « rescapés » de l’attentat de Charlie Hebdo (7 janvier 2015). Il ne fait, dans ces 500 pages, « que » raconter le jour de l’attentat et les mois qui suivirent à essayer de reconstituer chirurgicalement son visage défiguré. Ce n’est donc « que » l’histoire d’un corps, narrée dans la détail de chaque opération et de tout une existence désormais réduite à l’espace d’un l’hôpital et à quelques rares sorties et de nombreuses visites sous protection policière. Dit comme ça, évidemment, ce n’est pas très vendeur. Amateurs de romanesque, passez votre chemin. Ce n’est « que » l’histoire d’un homme mutilé, ravagé, qui trouve en grande partie consolation dans les livres, la musique, la peinture, dont il est un chroniqueur professionnel mais reste un amateur enthousiaste. Ce n’est « que » cela, oui, mais c’est de la littérature. Et c’est ce qui fait toute la différence. A l’heure où tant de livres inutiles encombrent les rayons des librairies, ces espèces de commerce en voie de disparition, il est rassurant de constater que l’on peut encore trouver des livres d’une telle qualité, d’une telle intensité, d’une telle maîtrise dans la construction et le style, d’un tel équilibre entre l’émotion et la réflexion, entre l’histoire individuelle et son élargissement à tous. Car évidemment personne d’autre n’aurait pu écrire ce livre. Et Philippe Lançon non plus sans cet « accident » de la vie. Mais la transmutation littéraire de cette expérience tragique est tout bonnement miraculeuse.


C’est l’histoire d’un corps qui souffre et dont on panse les plaies, opération après opération, mais c’est aussi et surtout l’histoire d’un esprit qui pense, étape après étape. Entre deux actes chirurgicaux, Lançon lit Kafka, Poust, ou « La montagne magique » de Thomas Mann. Il écoute Bach et du jazz. Aucun pédantisme. Littéralement, la culture l’aide à survivre, à dépasser la réalité sans s’en évader. C’est un très beau et grand livre sur ce sujet : la fonction de la littérature. Mais aussi sur les incroyables relations humaines qui se nouent dans ces circonstances, dans ces lieux. Il y a dans ce livre de merveilleux portraits de ces « héros ordinaires » qui nous aident à vivre ou revivre.
On se dit qu’on va risque tout de même de s’ennuyer, suivre paresseusement le fil de cette conquête d’un nouveau visage. C’est long , 500 pages, pour les lecteurs d’aujourd’hui ! Mais on ne quitte pas le livre, on le lit en trois ou quatre grandes goulées, sans pouvoir se détacher de ces phrases pourtant sans lyrisme ni rien de spectaculaire dans le style mais toujours d’une justesse impeccable. Et comme l’auteur-narrateur on est « patient » : on attend la suite, on espère, on s’inquiète. Le temps n’a plus la même valeur. La vie n’a plus le même sens. Pour lui. Et peut-être aussi pour nous depuis ce 7 janvier 2015.
Souvenez-vous. Nous avions écrit un peu partout « Je suis Charlie ». Ici nous sommes Philippe Lançon. . On est avec lui. On « est » lui. Et comme lui nous déplorons un passé perdu, comme lui nous luttons pour préserver une certaine conception de la vie, comme lui nous essayons de « sauver la face »,. Mais le livre s’achève sur une autre date tragique : le 13 novembre de la même année. Pris par ce « récit » j’avais oublié en le lisant que c’était seulement quelques mois après. Les dernières pages, pourtant consacrées à l’autonomie retrouvée d’un « patient extraordinaire » redevenu presque « homme ordinaire » m’ont replongé dans la tragédie pure. Et si j’ai pleuré en fermant ce livre ce n’est pas sur le sort de ce rescapé resté bien vivant malgré sa gueule un peu cassée quand tant d’autres sont morts. Non, ce n’est par sur Philippe que je m’apitoie. C’est sur une civilisation, celle où l’on avait réussi à rire de tout, même de nous, même de Dieu, celle où aucun plaisir n’était suspect pourvu qu’il ne soit pas malveillant, celle où la littérature et les arts étaient devenus totalement libres, celle où la femme commençait enfin à trouver sa vraie place. En fermant le livre, et même si Lançon ne le dit pas, je ne pouvais m’empêcher de songer à une terrible régression que même la littérature, hélas, ne pourra peut-être pas empêcher. Un prophète fou vivant il y a 15 siècles et quelques autres fous armés au nom d’un Dieu impitoyable auront suffi à la faire tomber. C’est bête… à en pleurer.
Yves Gerbal

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