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30 juillet 2024

Le travail 3. Sobrement.

J'ai donc voulu montrer (2 posts précédents) comment le travail (salarié) est vecteur de servitude, et non de liberté, par son organisation typique : la soumission de l'esclave au maître, sous des formes diverses depuis le début des empires organisés puis des Etats policés.
Je comprends que cette vision historique peut sembler réductrice pour des "travailleurs" de notre époque dans des sociétés "développées" où les conditions de travail ne sont évidemment plus celles des constructeurs de pyramides en Egypte, des cueilleurs de coton dans les champs américains, ou du Charlot des "Temps modernes" de Charlie Chaplin... Quoique...
En tout cas, une chose est sûre : on peut bien sûr s'épanouir au travail. C'est incontestable. Nombreux sont ceux-celles pour qui le travail n'est en rien perçu sous l'angle d'une servitude quelle qu'elle soit. Tant mieux ! Et je le répète : ce fut le cas pour moi. Mon analyse ici n'est donc pas celle d'un travailleur "aigri" ou "frustré". Ma remise en question de la valeur "travail" ne se fonde pas sur une "revanche" idéologique Tout s'est très bien passé. Merci. Mais je sais trop bien que mon cas n'est pas le modèle le plus fréquent. J'essaie, c'est le propre de la philosophie, de prendre de la hauteur et de dégager des vérités générales.
Il est heureux que le travail, par le temps et l'importance qu'il tient dans nos vies quotidiennes, puisse être un motif de satisfaction plutôt qu'une constante frustration, par exemple celle du temps qu'il me "prend" et que je préfèrerais consacrer à d'autres activités, y compris celle de... ne rien faire.
Parce qu'au fond je crois que c'est cela qui m'interpelle : cette obsession du "faire", et en particulier dans certaines cultures. L'humain a-t-il toujours été si "occupé" ? Il est fort probable que nos ancêtres préhistoriques "travaillaient" beaucoup moins. C'est ce que montre par exemple Marshall Sahlins dans "Age de pierre, société d'abondance". Certes les questions de survie imposaient un quotidien très rude, mais c'est un fait : le temps de "travail" était moindre que dans nos sociétés dites "développées", fondées sur un objectif de "progrès" depuis des siècles, et développant des "outils" (technologie) de plus en plus perfectionnés.
Ce sont donc justement ces "développements", ce "progrès", ces "techniques", qui sont à la fois le résultat de ce travail et le rendent toujours nécessaire. Pour faire simple : il a fallu travailler pour en arriver là (je veux dire notre "modernité") et il faut continuer à travailler pour maintenir ce "niveau" de développement.


 
 
Les différents rapports au travail pourraient même expliquer, selon certains, les différences de ce "développement" selon les aires culturelles. Pour faire simple là encore, voire volontairement simpliste : l'Européen ou Nord Américain a beaucoup travaillé, et il continue... pendant que d'autres (les pays du Sud notamment) paressent, et ne travaillent pas assez pour obtenir les mêmes standarts de vie quotidienne, le même accès à un certain confort. Le secret de la prospérité économique, technologique ? Le travail.
Il faut parler sans tabou. Il est vrai que rien n'advient sans effort, et que tous nos "progrès" ont nécessité beaucoup de travail, de patience, d'entêtement, d'obstination... Cela est beau. Cela est grand. Encore une fois. Et cela pourrait même clore le débat, voire le rendre caduque. Il faut savoir ce que l'on veut ! Tu veux le développement ? Travaille ! Tu veux le progrès ? Travaille ! Tu veux le confort ? Travaille ! Fin de la discussion.
Mais il y a un hic. Et même plusieurs.
D'abord il faut rappeler encore une fois ici comment les Européens ont colonisé et pillé les autres continents. Ce fut une grande partie de leur "travail". Je conseille à ce sujet la lecture du livre "La malédiction de la muscade : une contre-histoire de la modernité" de l'écrivain indien Amitav Ghosh. Démonstration historique implacable. Vous ne verrez plus votre "confort" de la même manière. Un livre essentiel.
Ensuite, si ce développement, ce progrès, ce confort, entrainent des conséquences trop néfastes pour l'humanité, comment justifier encore ce "travail" qui perpétue ce projet de croissance perpétuelle (voir mon analyse du capitalisme, autres posts)?
Pourquoi y a-t-il malaise ? Parce que si mon "travail" détruit ma planète, se fait au détriment d'autres humains, ne parvient pas à endiguer les pulsions humaines d'agression, à contribuer à plus de paix et d'harmonie, est-ce raisonnable de lui consacrer un tiers de notre temps de vie?
Que font tous ces humains dans leurs voitures immobilisées par des embouteillages ? Que font tous ces humains coincés dans des rames de métro ? Ils vont travailler, ils vont "faire", ils vont maintenir un taux de croissance, ils vont maintenir un Produit Intérieur Brut, ils vont pouvoir s'acheter des objets futurs déchets, ils vont faire du "shopping" pour s'acheter des "choses" (ah, le livre de Perec, indispensable lui-aussi : "Les Choses", écrit en 1965 !) qui justifieront leur temps de travail et leur fera croire qu'ils sont libres, ils vont supporter sans jamais se plaindre l'incroyable pression publicitaire qui leur indiquera avec de jolies couleurs et de belles formules comment dépenser l'argent gagné en travaillant...
On m'objectera : avant de faire du shopping beaucoup de ces "travailleurs" doivent d'abord survivre et dépasser un seuil de pauvreté ou de précarité qui les met hors-jeu dans le système. Un toit. De quoi manger. Nourrir une famille. Les besoins indispensables. Voilà pourquoi ils travaillent !
Et bien à plus forte raison, que penser de ce "travail collectif" qui non seulement crée les conditions de destruction de l'humanité, mais en attendant ne suffit même pas à organiser une répartition assez équitable des "fruits" de ce travail pour que personne ne soit laissé au bord de la route ? Que penser de ce travail si injustement récompensé par des écarts de salaires délirants ? Que penser de ce travail créateur de "richesses" si inégalement réparties ? En France la pauvreté a augemnté de 17% en 6 ans et les riches ont vu leur fortune multipliée par 10 (source : Eurostat). Beau travail ! En 2014 les 500 plus grosse fortunes françaises pesaient 200 milliards. Aujourd'hui c'est 1200 milliards, soit. 500% d'augmentation en 10 ans. Bon travail !
Que penser de ce travail qui résout le problème du chômage mais pas celui de la pauvreté ? Que penser de ce travail où les métiers essentiels pour la communauté (se nourrir, se maintenir en bonne santé, se cultiver) sont moins rémunérés que des métiers du "divertissement", ou des métiers qui font travailler l'argent ? Et que penser de ces quantités de "métiers de merde" (bullshit jobs) qui ne sont justifiés que par le maintien d'un système où l'argent doit rester en mouvement... Et on nous dit qu'il faut travailler plus ?
Bon, certes, je préfère probablement trier chaque jour les messages inutiles dans ma boite mail et souffrir de canicule plutôt que partir chasser le mammouth dans un froid polaire...
Je préfère aller chez le marchand de produits bio plutôt que de tracer moi-même des sillons dans la terre à la force de mes reins pour une récoltle incertaine... Que serais-je aujourd'hui sans ce "progrès" qu'a permis tout le "travail" des générations passées. J'avoue. Je m'incline et rends hommage à leur labeur. Et il faut donc que chaque génération fasse sa part et reprenne le flambeau de ce "développement" qui va de pair avec la démocratie, la liberté et la sécurité... Alors on est d'accord : il faut travailler. Mais comment, ou plutôt : combien ?
En 1977, un groupe de réflexion (aujourd'hui on dirait peut-être "un thinktank") publie un livre au titre qui peut paraître provocateur : "Travailler deux heures par jour". Je fais un aveu : j'ai failli à plusieurs reprises me débarrasser de cet ouvrage lors d'opération de "tri" de ma bibliothèque. Ce n'est sûrement pas un hasard si finalement je l'ai toujours conservé. Les livres qui accompagnent ma pensée se débrouilllent toujours pour se signaler d'une manière ou d'une autre.
Ce livre collectif est l'oeuvre d'un syndicaliste, d'un ouvrier, d'un employé, d'un retraité, d'un enseignant, d'un chercheur. Ils montrent que travailler deux heures par jour pourrait suffire pour satisfaire les besoins de la vie collective. Le reste du temps : travail libre, loisirs, créativité etc... Bref, "l'oitium" des philosophes antiques... Reflexion féconde qui permet à chacun de prendre du recul, de s'interroger sur le sens profond de son travail. Utopique ? Impossible ? Comme l'on disait qu'il était impossible des payer des congés, ou de réduire la durée du travail, ou même à une autre époque d'interdire le travail des enfants, ou de mettre fin au trafic d'esclaves au risque, disaient les esclavagistes, d'un écroulement de l'économie...
Alors ? Redonner au travail sa place essentielle : développement personnel, participation à la vie collective. Refuser le détournement de la valeur travail au service d'une croissance infinie, d'une société fondamentalement matérialiste, et des profits des plus riches. Travailler de toutes les manières, individuelle et politique, à mettre en place les conditions d'une "sobriété heureuse". Pas de frustration. Pas de tension. Et qu'on ne nous dise pas que c'est "manquer d'ambition". Bien au contraire ! Ce projet est très ambitieux puisqu'il réclame un changement total de paradigme !
L'un des chantres de cette "sobriété heureuse", Pierre Rabhi, a parfaitement formulé cette ambition pour l'avenir : "La sobriété est une option heureuse qui produit une vie allégée, tranquille et libre. Le bonheur n'est pas dans la possession, dans l'avoir, mais dans l'être". "La vraie puissance est dans la capacité d'une communauté humaine à se contenter de peu mais à produire de la joie". " Dans la nature le lion ne prélève pas au-delà de ce qui lui est nécessaire. Il n'a pas d'entrepôt ni de banque d'antilopes". Cette sobriété heureuse commence évidemment par revoir notre conception du travail : "L'être humain a véritablement besoin de vie et de temps pour ne rien faire. Nous sommes dans une pathologie du travail, où toute personne qui ne fait rien est forcément un fainéant".
"Il faut cultiver notre jardin" dit le Candide de Voltaire. Certes, mais il faut aussi  savoir quel jardin nous voulons, et cultiver l'art de ne rien faire. Nous en reparlerons...
(à suivre)
Yves Gerbal
30 juillet 2024
 

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