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24 juillet 2024

Le travail 1. Pour quoi faire ?

Je ne me suis jamais autant interrogé sur le concept et la valeur du "travail" que depuis que je suis à la retraite !
Cela peut paraître paradoxal. Pourquoi être à ce point focalisé sur cette capacité humaine, pilier de la culture, maintenant que je suis dispensé d'un "travail" obligatoire et salarié ?
En fait, c'est assez compréhensible. Comme je ne "travaille" plus, au sens d'une pratique sociale, d'une inscription dans la société et participation à la vie collective, je peux plus que jamais observer "ceux qui travaillent". Un peu comme un coureur du Tour de France qui devient spectateur et commentateur (les fameux "consultants"). Ce changement de point de vue, cette manière d'être désormais au bord de la route (ou devant un écran) et non plus dans le peloton, offre une vision peut-être plus objective, plus globale. Etre "détaché" permet de mieux voir. Certains comportements apparaissent que nous ne pouvions ou ne voulions pas déceler "de l'intérieur". Et n'ayant plus d'objectif ni de contrainte je suis libre de mon jugement. Je n'ai plus rien à perdre, et notamment mon travail !
J'observe donc plus que jamais "ceux qui travaillent" et plus globalement je m'interroge sur la place que tient le travail dans nos sociétés contemporaines dites "modernes".


 
 
Note préliminaire : je donne ici au mot "travail" son sens "activité professionnelle",
rémunératrice, dans le cadre d'une société organisée. Je n'envisage pas le travail choisi, effectué "gratuitement" dans le cadre privé ou autre, synonyme "d'activité nécessitant un certain savoir-faire". Exit donc le bricoleur du dimanche, le jardinier amateur, la cuisine du quotidien ou l'éducation des enfants... Nous en reparlerons plus tard.
Alors, donc, j'ai bien observé ce "monde du travail", et si j'ai bien compris ça se passe comme ça.
La fonction principale du travail est de répondre aux premières nécessités, vitales, auxquelles chaque humain est confronté pour assurer la "pérennité de son être". On peut. inclure cela dans le "conatus" spinoziste, autrement dit "l'effort, la volonté, pour continuer à exister". Car pour cela la Nature, bien que très généreuse, ne pourvoit pas à tout sans une action minimale de l'être humain. Certes il peut vivre d'amour (dans sa forme brute : le coït qui suffit à perpétuer l'espèce, le clan) et d'eau fraiche (tout ce que l'on peut prendre dans cette Nature), mais il doit aussi se protéger (des éléments quand ils se déchainent, de certains animaux, et... des autres humains ou espèces voisines), il doit habiter (en installant des "habitus", logements et habitudes de vie, socialisation), il doit assurer sa subsistance et celle de sa tribu plus ou moins élargie .
Bref, l'humain ne peut pas vraiment ne rien faire du tout. C'est sa malédiction initiale. Il a été chassé du Paradis où les rivières coulaient potables juste à côté de lui et la pomme était à portée de main, et sans pesticide en plus. ! Pour jouir du fruit mûr et de l'eau pure, il n'avait pas à travailler. Chassé de cet Eden Il lui a fallu assurer sa survie "à la sueur de son front" selon la parole biblique de l'Ancien Testament. On n'est pas obligé d'y croire mais le mythe montre bien que le travail obligatoire est bien perçu par l'homme comme une fatalité pesante plutôt qu'une réjouissance. Au Paradis, on paresse. Sans culpabilité.
L'humain ne peut donc pas échapper à ce travail "survivaliste" sauf à considérer qu'il veut se laisser mourir, et sa communauté avec lui. Or cet humain fait preuve depuis l'origine d'une incroyable détermination à affirmer sa présence sur cette planète, et les millénaires de sa préhistoire connue par les traces archéologiques laissées derrière lui, puis ceux de son Histoire racontée par diverses sortes d'écrits ou d'images montrent comment l'humanoïde a surmonté toutes sortes de difficultés en envahissant progressivement toute la surface de la Terre et en devenant le super prédateur au sommet de la hiérarchie des espèces vivantes.
Comment en est-il arrivé là ? En travaillant. En devenant "homo habilis", "homo faber". En inventant des outils, en développant des techniques de plus en plus sophistiquées, en imaginant des collaborations et organisations de plus en plus élaborées, en se donnant de la peine, beaucoup de peine, en s'épuisant parfois à la tâche, en prenant des risques.
Pendant que les animaux (sauvages ou domestiques) se la coulaient douce, sans projet, sans ambition, pendant que les fleurs se contentaient. de fleurir et les végétaux de végéter, pendant que les vagues fluaient et refluaient dans un mouvement absurde, pendant que les forêts fournissaient sans effort de l'oxygène, pendant que le vent soufflait où il voulait, pendant que le feu s'amusait à détruire les paysages, et que le soleil brillait sans rien proposer de nouveau chaque jour, l'humain, lui, s'agitait, cultivait, prospectait, découvrait, faisait des projets, bâtissait, compilait du savoir et du savoir-faire, marchandait, transportait ....Et cela en particulier dans notre culture européenne où les figures des "conquérants" puis des "entrepreneurs" ont largement bénéficié d'une aura héroïque. Dès le début de la révolution industrielle, l'idéologie capitaliste du travail a pu en outre continuer de s'appuyer sur l'un des piliers solides de la religion judéo-chrétienne : la paresse est un péché "capital" (sauf au Paradis).
Alors bien sûr on a envie de le féliciter, cet humain hyper actif, de lui dire bravo. Clap clap ! Bravo à toi, l'Humain, grand travailleur devant l'éternel, bosseur inlassable, artisan permanent d'une évolution que certaines peuplades (encore nous, Européens !) à une certaine époque ont finalement choisi de nommer "progrès".
A considérer cet effort pendant des millénaires, à voir comment l'Humain a prétendu se rendre "maître" (même si c'est une illusion cartésienne) d'une Nature dans laquelle il n'était d'abord que le plus chétif, le plus démuni, on ne peut a priori que s'incliner et admirer le chemin parcouru depuis l'âge des cavernes...
Ces villes, ces "progrès" techniques, ces systèmes organisationnels, ces réalisations, tant de merveilles... Et tout cela grâce... à son travail ! Comment pourrait-on, après le constat de cette évidente réussite, remettre en question la valeur de la fonction "travail" ?
Et pourtant... ce bilan historique du "travail" de l'Homme me pose tout de même quelques questions.
Par exemple.
1) Comment ce "travail" a-t-il été réparti parmi les humains ? Quelle proportion d'esclaves, de serfs, de valets, d'ouvriers, pour quelle proportion de citoyens libres, de nobles, de maîtres, de patrons ? Quel travail pour les femmes et quel travail pour les hommes ? Bref : quelle distribution des tâches, qui a travaillé, dans quelles conditions ?
2) Comment évaluer (c'est dire donner de la valeur à) ce "travail" qui a essentiellement consisté à exploiter (en plus de l'exploitation humaine) des ressources naturelles (en particulier par les Européens, encore, depuis le 16ème siècle et la colonisation) jusqu'à leur épuisement actuel ? Comment valoriser un "travail" qui met en péril la survie de l'humanité alors qu'il avait pour fonction au contraire de la pérenniser ?
3) Quel est le sens, quelle est la finalité, du travail dans une société de consommation dont l'objectif permanent est de produire des biens matériels qui nécessitent de travailler pour les obtenir, les entretenir, les renouveler (et pour gérer les déchets) ? N'est-ce pas absurde ?
4) Quid de l'énergie nécessaire (et de ses conséquences pour la planète) pour du "travail" qui ne relève pas toujours de la nécessité vitale (ou disons : d'une vie "sobre") ? Pourquoi consommer de l'énergie et du temps de "travail" (donc de vie) pour inciter à consommer c'est à dire dépenser l'argent gagné en travaillant et donc devoir retravailler ensuite ? N'est-ce pas absurde (bis) ?
5) Comment se fait-il que les métiers les plus "essentiels", les plus "utiles", là encore ceux qui relèvent des besoins vitaux pour l'individu et la collectivité (nourriture, santé) soient moins rémunérés (récompensés, reconnus) que des travaux "futiles" (du divertissement par exemple) ou des métiers qui consistent à faire travailler... l'argent. Comment justifier l'écart des rémunérations selon la nature du travail effectué ?
6) Au-delà de ses fonctions survivalistes et une fois atteint un certain degré de "confort", de "développement", le travail (et sa valorisation morale) n'est-il pas devenu l'alibi d'un système qui consiste à garder en mouvement l'argent, à le "faire tourner" pour que certains puissent le détourner en créant d'autres cercles financiers qui n'ont pas pour but la survie de l'humanité mais le maintien de leur position dominante ?
7) En résumé : pour quoi, pourquoi, pour qui, est-ce que je dois "travailler" ?
Autant de questions qui, je le sais, pourront paraître choquantes ou déplacées pour celles-ceux qui justement souffrent par manque d'un travail rémunéré, en France mais aussi et surtout dans de très nombreux pays dans le monde. J'en suis conscient.
Je sais aussi que ma pension de retraite est payée par ceux qui travaillent comme moi-même j'ai travaillé en échange d'un salaire.
Est-ce une raison suffisante pour ne pas questionner, sans tabous, cette part essentielle (ou moins temporellement) de nos existences ? Réfléchir sur le "travail" est un acte personnel et un concept philosophique "capital" qui détermine le fondement des projets de société (on en revient encore à la politique) autant que nos choix de vie. Voilà pourquoi je juge cette réflexion nécessaire et salutaire à une époque où beaucoup (et notamment les jeunes adultes) s'interrogent sur la finalité de leur travail et la place qu'il doit occuper dans leur vie.
(à suivre)
Yves Gerbal
24 juillet 2024
 

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