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25 juillet 2024

Le travail 2. Choisis ton camp, camarade !

En interrogeant la fonction et la valeur du "travail salarié" je sais que je m'attaque à un sujet sensible. Il est difficile, voire inconcevable, d'imaginer un "déboulonnage" de ce qui apparait comme "intouchable" dans nos sociétés "développées" (techniquement).
Je comprends ceux que cela choque ou irrite. Ils ou elles ont probablement consacré (ou vont le faire) )un tiers (sans compter les études et les transports) de leur temps de vie à l'une ou l'autre forme de ce "travail obligatoire" pour obtenir et maintenir une position dans l'échelle sociale définissant leur place et leur rôle dans la société. Difficile d'avouer que tout ce temps aurait été (ou sera) en quelque sorte "gâché". En mai 1968, à Paris, un célèbre graffiti prévenait de ne pas "perdre sa vie à la gagner". Facile à dire, certes, mais bon à rappeler.


 
Je tiens à repréciser ici que je ne parle pas d'un travail volontaire, voulu par projet personnel ou communautaire. Evidemment je ne nie pas que le travail puisse être une source d'épanouissement, de partage, de rencontre, de progression. Je ne nie pas qu'on peut s'y consacrer avec enthousiasme, détermination, y révèler de nombreuses qualités personnelles. Je peux témoigner moi-même, par exemple, avoir été un professseur "heureux", comme je l'ai dit d'ailleurs dans mon discours de retraité. J'ai pu aussi disposer d'une bonne partie de mon temps loisible pour des activités intellectuelles ou créatives (l'écriture essentiellement) que j'ai accomplies de mon plein gré, sans subir le poids d'une hiérarchie, sans objectifs de rentabilité.
Mais combien d'entre nous ont cette chance ? Pour un travailleur souriant combien de salariés moroses ? Pour un salarié content de son sort combien d'ouvriers qui subissent leur condition ? Et même chez les cadres, combien de burn-out aujourd'hui ? A entendre les si nombreuses personnes en rupture professionnelle, à voir les visages des troupeaux humains qui chaque jour migrent vers leur lieu de travail (malgré la progression du télétravail), à entendre exprimer l'impatience d'atteindre le temps des congés ou celui de la retraite, il est difficile de colorier en rose le travail ou de l'associer forcément à une possibilité de "libération". Comment appelle-t-on d'ailleurs ce qui n'est pas temps de travail ? Le temps libre.
En fait, le travail ne nous libère que d'une chose, mais essentielle : la dépendance financière. On peut tenir quantité de beaux discours sur l'intérêt du travail, en particulier quand il comporte une dimension créative, généreuse, collective, mais fondamentalement on ne travaille que pour une raison : gagner de l'argent. Ou au moins : ne pas en manquer. Le travail n'est pas une fin, seulement un moyen. Le travail est notre ticket d'entrée dans la société, sa vie sociale, ses services. Par l'entremise de l'argent. Etre accepté dans la communauté, ça coute. Alors il faut se débrouiller pour gagner de l'argent. Tant mieux si en plus ce travail est agréable et donne du plaisir, mais sa fonction est ailleurs. Je ne travaille pas pour la beauté du geste (j'ai clairement dit à plusieurs reprises que je ne parle pas ici, par exemple, du bénévolat, ou de toute activité de loisir considérée aussi comme un type de "travail"). Bien sûr le travail c'est ma participation à la vie commune. C'est un peu comme faire la vaisselle en collectivité ou se rassembler pour faire les vendanges. C'est notre dû à la communauté de destin dans un cadre donné. Certes, cela est utile, et même fondamental pour le "vivre ensemble" dont nous avons déjà beaucoup parlé ici (voir sujet : politique). Cela est vrai. Cela est beau. Mais ce qui justifie le travail dans nos sociétés modernes ce n'est pas essentiellement sa valeur d'activité partagée : sa valeur, c'est l'argent. Et l'argent c'est le pouvoir.
Voilà pourquoi depuis que les humains ont fondé des sociétés dotées d'organisations politiques, des superstructures institutionnelles (Empires, Etats), le travail a été le critère déterminant pour distinguer les positions (classes) sociales, les échelles de pouvoir. La vraie fonction du travail a donc toujours été de permettre à certains (les dominants, détenteurs de la force guerrière et imposant leurs lois) d'exploiter les autres (les dominés, dépendants de la force guerrière et offrant leur force de travail). Par nature, le travail est aliénation, et d'autant plus quand tout travail est transformé en argent, capital qui peut être capté par le pouvoir dominant. Je sais, Marx l'a mieux dit que moi... mais en plus long.
Refaisons brièvement l'histoire de l'Europe. Dans l'Antiquité grecque puis romaine, aux fondements même de la démocratie, les citoyens "libres" (dont les philosophes...) bénéficiaient du travail d'une majorité d'esclaves. Les royaumes, petits puis grands, du Moyen-Age européen ont créé une "noblesse" qui ne travaillait pas et pillait le travail (impôts, saisies) d'une masse de "serfs" sans défense. Au moins ces nobles, anciens chefs de guerre devenus "Seigneurs", prenaient-ils le risque parfois de protéger leur royaume et ses habitants en allant eux-mêmes au combat. Plus tard, cette noblesse décadente, toujours associée à un clergé (chrétien) complice, a continué d'asservir le peuple sans même le protéger : à nous la richesse et les loisirs, à vous le travail... et la guerre ! Et quand il a été décidé par les royautés européennes d'aller découvrir les terres inconnues et leurs peuplades autochtones, le trafic de nouveaux esclaves a permis d'accomplir tout le "travail" nécessaire pour piller les richesses de ces nouveaux mondes.
Le système a fini par craquer, mais la bourgeoisie révolutionnaire a profité du changement politique puis de la révolution industrielle pour reconstituer la hiérarchie sociale et son système d'exploitation d'autant plus efficacement que l'économie capitaliste a permis de "monétiser" toute forme de travail, faisant plus que jamais de l'argent la "vraie"" valeur, la vraie force.
Je vous laisse poursuivre l'histoire et parcourir les 20 et 21eme siècle selon votre point de vue, jusqu'à aujourd'hui... en observant plus particulièrement ce qu'est devenu l'argent, numérisé, plus que jamais incontrôlable dans des montages financiers pour le faire "travailler", systèmes totalement opaques pour tous les travailleurs modernes qui continuent de faire gentiment fonctionner un système dont ils ne peuvent s'échapper au risque d'en périr, et de payer des agios dès qu'ils sont à découvert de quelques euros, de payer des impôts sans "optimisation fiscale", de payer des amendes parce qu'ils roulent 5 km/h trop vite pour aller au travail, d'entendre des "quoi qu'il en coûte" étatiques alors qu'on se disait trop endetté pour augmenter leurs salaires, etc... Je vous laisse finir le tableau, que je noircis peut-être trop. Ajoutez-y vos couleurs.
Ce qui manque à un pauvre, ce n'est pas le travail. C'est l'argent. Le travail il pourra toujours se l'inventer s'il le veut. Le gagnant du Loto a beau aimer son travail, la plupart du temps il dit "Au revoir patron". Ce n'est pas le chômage le problème. C'est la vie qui coûte cher. C'est l'argent qui irrigue toute activité, qui s'infiltre dans tous les éléments de l'existence.
Un internaute m'a écrit récemment, à la suite d'une de mes chroniques : " Entre une vie sur le canapé et une vie d'esclave à nourrir le capital il y a le juste milieu avec le nécessaire pour vivre. D'abord un revenu universel basé sur la spéculation richissime qui ne travaille pas mais fait travailler les autres. Ensuite un toit et un potager. Comment se fait-il que nos grands-parents vivaient avec peu d'argent et y arrivaient ? Alors que nous on galère...". Dit ainsi, brièvement, cela peut sembler simpliste, mais résume bien en tout cas ma position : construire une société vraiment fondée sur une "sobriété heureuse" qui n'est ni misère ni précarité, à l'écart de tout excès, dans la poursuite d'une philosophie de la "modération" qui respecte chaque membre de la communauté et respecte l'environnement. Pour en arriver là, y a du "travail", je sais ! Mais en fait c'est ainsi que vivaient bien des peuplades (je pense aux Amérindiens) avant leur extermination par les colons européens, ces grands "travailleurs", ces grands "entrepreneurs", ces grands "conquérants", dont vous me permettrez au moins de ne pas faire l'éloge même si je leur dois mon confort de vie actuel (mais puis-je savoir ce que nous serions aujourd'hui sans leurs génocides ?).
On se souvient (ou non) à la fin du "Candide" de Voltaire de ces derniers mots : "Il faut cultiver notre jardin". Quelques paragraphes avant, un Turc avait lui aussi fait l'éloge du travail en ces termes : "Le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice, et le besoin". Voltaire, bon bourgeois libéral, propriétaire terrien, défenseur de nombreuses bonnes causes, n'était pas un farouche anti-esclavagiste à une époque où le "commerce triangulaire" fonctionnait à plein régime et permettait à ce même Voltaire de louer le nouveau "luxe" accessible grâce aux vaisseaux marchands venus du monde entier (poème "Le Mondain")... On lui doit pourtant, dans ce même ouvrage, la plus radicale démonstration de cette exploitation humaine par le travail de l'esclave. Dans le chapitre 19, Candide rencontre à Surinam un homme à qui il manque une main et une jambe. Ce "nègre" lui explique comment il a perdu sa main sur la meule de la sucrerie, puis comment son maître hollandais, Mr Vanderdendur, lui a coupé la jambe pour l'empêcher de s'enfuir. "C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe" dit l'esclave à Candide. Depuis ma lecture adolescente de ce conte philosophique, et grâce aux nombreuse relectures en tant que professeur, je n'ai jamais oublié cette phrase. A quel prix aujourd'hui faisons-nous venir des colis du bout du monde ? A quel prix sous-payons nous aujourd'hui des marchandises dont nous pourrions très facilement nous passer ? Qui travaille pour cela ?
Je m'égare peut-être. Tout travail n'est pas esclavage. Les philosophes antiques dont nous faisons nos maîtres n'admettaient pourtant dans leur définition de la "vie bonne" (donc philosophique) que le temps de "l'oitium" (traduisible à peu près par "temps libre"). Pour que cela soit possible il leur fallait des esclaves. Et moi-même aujourd'hui ma liberté de ne pas travailler et surtout mon mode de vie, nécessitent le travail de certains qui s'apparente à celui des esclaves de toutes les époques. Confronté à cette répartition forcément injuste des richesses fondées sur l'exploitation du travail des autres, dois-je encore une fois choisir mon camp, entre exploitant et exploité ?
C'est peut-être cette perception un peu obsessionnelle des rapports de pouvoir et de dépendance qui déforment (ou informent) ma perception du travail salarié. En fait, c'est un peu "psy"... Je veux bien en convenir, mais je ne renie rien de mes analyses. Et j'essaierai une autre fois de revenir à des considérations plus pragmatiques et plus foncièrement actuelles pour imaginer une relation "juste" avec un travail nécessaire. Tout un programme ! Et pas seulement politique...
(à suivre)
 
Yves Gerbal
25 juillet 2024.
 

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