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15 janvier 2019

Sérotonine

La lecture d’un roman de Michel Houellebecq est toujours une expérience particulière.
On n’en sort jamais indemne. Après avoir lu "Sérotonine"(paru il y a quelques jours à peine) le choc n’est tout de même pas le même qu’en 1998 quand je venais de terminer "Les particules élémentaires". Mais tout de même. Si la qualité d’une œuvre est de nous bousculer, de laisser une empreinte durable, alors incontestablement les livres de Houellebecq ont de la valeur. Kafka disait qu’un livre doit être « la hache qui brise la mer gelée en nous ». Houellebecq, pourtant chétif et malingre, manie cette hache des mots avec une force telle qu’il brise en effet la mer gelée des tabous de tous ordres et nous place devant une réalité brute toujours un peu déstabilisante.
Alors faut-il être maso pour lire Houellebecq et ses histoires de dé-bandade du mâle mature blanc occidental et de con-sternation de la femelle de même espèce ? On pourra au moins éviter d’en conseiller la lecture aux adolescents… Mais les quadra et plus, eux, pourront y trouver un miroir qui nous renvoie une image que l’on jugera plus ou moins fidèle ou déformée en fonction de notre état d’esprit du moment. Ou en fonction de notre honnêteté. Pas facile à encaisser, c’est sûr. Houellebecq est avant tout lucide, voire extra-lucide. Cette lucidité, écrivait René Char, est « la blessure la plus rapprochée du soleil ». Voilà pourquoi certains y verront surtout une douleur, et d’autres le moyen de s’approcher de la vérité.


Inutile de raconter l’histoire de "Sérotonine". Ni même d’expliquer le titre. Disons seulement que Houellebecq fait du Houellebecq pendant les deux tiers du livre, à grands renforts de « bite, chatte, pédés », sexe hyper cru (et obsession de la fellation), descriptions très neutres de lieux neutres, citations de marques et de personnalités réelles, provocations en tous genres (considérations ethniques, dézinguages divers), désinvolture narrative parfois, avec ce souci permanent de ne laisser aucune issue au désespoir définitif de l’homme « moderne », d’appuyer et de gratter toujours là où ça fait mal. A côté, Schopenhauer (son idole), c’est presque Disney...
Attention ! Comme d’habitude il le fait avec une écriture qui n’appartient qu’à lui (qu’on arrête de dire qu’il n’a pas de « style ») et un ton absolument unique lui aussi, exprimant les constats les plus déprimants en des termes souvent hilarants. C’est tellement noir que ça finit par être risible. L’humour, chez Houellebecq, c’est quelque chose ! Finalement il est un grand romantique : il réussit à merveille le fameux « mélange des genres », tragique et comique, cher à Hugo et ses potes des années 1830.
Romantique, Houellebecq ? Ca paraît culotté de le dire, mais pourtant, à partir de la page 195 (c’est précis) l’histoire jusque là concentrée sur les histoires « sentimentales » (il faut comprendre « de cul ») du héros en pleine déprime, prend une tournure différente. Oh, bien sûr, on ne se retrouve pas tout à coup dans un roman à l’eau de rose, mais quelque chose apparaît comme une échappée possible, un truc qui se passe entre les lignes, une émotion, un frémissement, une légère ondulation vers un semblant d’espoir. C’est ténu, bien sûr, c’est Houellebecq, tout de même. Il va pas nous faire un préchi-précha humaniste ou se convertir sur le champ en gourou du bonheur. Mais oui, il se passe quelque chose, tout n’est pas perdu. Et on comprend alors mieux la curieuse citation mise en 4ème de couverture, citation non extraite du récit : « Mes croyances sont limitées, mais elles sont violentes. Je crois à la possibilité du royaume restreint. Je crois à l’amour ». Etonnant, non ? C’est la possibilité de ce « royaume restreint» qui est le sujet de "Sérotonine".Et je ne vous dirai pas comment ça finit.
Alors, faut-il lire ce dernier Houellebecq ou se contenter de dire, sans l’avoir lu, qu’il est « une machine à sous » pour l’édition (Flammarion en l’occurrence), une « mode » (mais qui durerait tout de même depuis plus de 20 ans) ? Oui, lisez Houellebecq. Commencez peut-être par le plus consensuel "La carte et le territoire", prix Goncourt en 2010. Lisez "Soumission", paru le jour même de l’attentat dans les locaux de Charlie Hebdo. Au moins pour avoir goûté une fois au goût épicé de ce fils de Balzac et Céline (c’est ce que j’ai trouvé approximativement de plus proche), de ce Philip Roth à la française. Lisez, acceptez d’être heurté, et à condition de n’être pas vous même totalement névrosé sous médicaments, vous en ressortirez encore plus fort.
Que cela nous plaise ou non, Houellebecq reste le scrutateur littéraire le plus intransigeant de notre monde et de notre espèce humaine. Sans fard. Sans filtre. Ca peut faire mal. Si on préfère la littérature de confort ou de "bien-être" les rayons des libraires en sont pleins. Lire Houellebecq est un pari risqué, mais à quoi bon la littérature si elle n’est pas une aventure ?
Yves Gerbal

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