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28 novembre 2023

Le temps de l'amour

Une amie experte en littérature ayant dit du mal de ce livre, j’ai eu envie de le lire. Ma réaction peut sembler d’autant plus masochiste que je n’apprécie pas particulièrement l’auteur (contemporain), pour des raisons de postures et d’idéologie. François Bégaudeau est surtout connu pour avoir écrit « Entre les murs », complaisante description de l’univers d’un collège de banlieue (où il enseigna), qui fut adapté au cinéma par Laurent Cantet, et nommé aux Césars en 2008 . Bref, j’aurais dû passer mon tour de lecteur, cette fois.


Mais mon amie spécialiste, avant d’éreinter le livre, avait présenté ce « roman » comme la tentative de raconter une vie presque entière… en 90 pages. C’est le genre de projet littéraire qui suffit à attirer mon attention.

Elle critiquait aussi un style « plat », presque documentaire. Si j’aime les stylistes y compris les plus baroques, j’ai aussi une attirance pour l’extrême sobriété, la recherche du fameux « degré zéro de l’écriture » pour lequel Roland Barthes prenait comme exemple L’Etranger d’Albert Camus, qui n’est pas à proprement parler ce qu’on peut appeler un mauvais livre…

J’ai donc acheté ce bref récit au titre ambitieux : L’amour.

Je l’ai lu d’un trait, entre minuit et deux heures du matin. Et je crois que c’est ainsi qu’il faut lire ce genre de livre. L’effet produit en est plus fort. Une vie, toute une vie bien ordinaire, celle d’une femme (Jeanne) puis d’un couple. Une traversée de l’existence dans la deuxième moitié du XXème siècle et la première du suivant.

Il est évident que Bégaudeau, agrégé de lettres modernes, met volontairement ses pas dans ceux de Maupassant (Une vie, dont l’héroïne s’appelle… Jeanne). Ceux aussi de Flaubert (Un coeur simple, dont l’héroïne s’appelle Félicité). La meilleure amie de Jeanne s’appelle Félicie, et l’auteur s’amuse à faire un clin d’oeil littéraire en introduisant un perroquet dans la vie de Félicie, aussi (ceux qui ont lu Un coeur simple comprendront).

D’autres références, plus contemporaines viennent tout de suite à l’esprit. Les Choses de Pérec, Les Années d’Annie Ernaux. Même sobriété stylistique, même volonté descriptive, froidement sociologique. Même récit d’une vie balisé par des repérages historiques pris dans la culture populaire, notamment la chanson, les journaux, les marques, l’actualité.

« J’ai voulu raconter l’amour tel qu’il est vécu la plupart du temps par la plupart des gens : sans crise ni événement ». C’est ainsi que Bégaudeau présente son projet. On pourrait le dire autrement. Dans cette existence si « ordinaire », tout fait événement. En racontant avec son oeil de littérateur observateur la trajectoire de Jeanne qui devient celle de Jeanne et Jacques Moreau, Bégaudeau écrit bien en effet le roman d’un amour qui traverse le temps. Ou plutôt d’un amour qui « est » le temps. Car le vrai sujet de cette littérature minimaliste, c’est encore le temps (sur la couverture : une horloge). Ce temps on peut l’étirer, version proustienne, ou le condenser, comme ici. Comme un élastique que l’on peut décrire tendu au maximum, ou au moment où, relâché, il se contracte à nouveau. Bégaudeau choisit cette contraction de l’existence et nous renvoie ainsi chacun d’entre nous à notre propre inscription dans une réalité temporelle qui fait la matière de notre existence. La façon dont les choses de la vie « s’accélèrent » au fil des pages est particulièrement bien rendue.

Par sa tonalité, par son rythme, par son sens de l’observation, ce livre si vite lu est une expérience troublante qui nous confronte à la brutalité de ce temps qui nous domine toujours, sauf peut-être si nous en faisons le temps de l’amour.

En fermant ce livre j’ai pensé au film « Amour » de Michael Haneke. J’ai pensé aussi à mes parents… C’est leur esprit encore présent, malgré leurs corps disparus, qui m’a peut-être poussé à surmonter mon préjugé envers cet écrivain et à lire ce livre. Ils avaient probablement quelque chose à me dire, quelque chose comme ces mots de St Paul que François Bégaudeau, pourtant marxiste et libertaire, reprend dans son récit :  « L’amour supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. L’amour ne passera jamais. ».  

Yves Gerbal, 28 novembre 2023.

L’amour, François Bégaudeau, édition Verticales.

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