24 décembre 2010
Le Tr@cT n° 46
Le Tr@cT n°46
Je sème à tout mail ...
24 décembre 2010
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" Si les points de suspension pouvaient parler, ils pourraient en dire des choses et des choses ! " (Pierre Dac)
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J’aurais peut-être dû vous écrire plus tôt... C’est vrai, c’est pas très raisonnable d’attendre un an pour vous proposer une nouvelle missive électronique, l’une de ces e-lettres très irrégulomadaires expédiées depuis... 10 ans ! Oui oui : 10 ans ! Ou presque... Très exactement depuis le 5 janvier 2000, quand l’une de mes résolutions à l’orée du millénaire fut d’utiliser le mail comme un petit media à destination d’une mailing-list (ah, les anglicismes...) un peu conséquente. Faut comprendre : faire un site restait compliqué, les blogs balbutiaient, et le fondateur de facebook n’était encore qu’un ado boutonneux qui se prenait des rateaux avec les filles et n’était pas encore allé se consoler en imaginant un site trombinoscope à Harvard... Le mail apparaissait comme un nouveau support intéressant pour s’adresser à un groupe de destinataires, d’autant qu’on pouvait piquer ici ou là des adresses en pagaille... 10 ans, donc, et malgré une périodicité très surprenante, passant parfois de l’hebdomadaire en période politiquement épique au bi-annuel en période basse de déprime d’opinion, malgré cette aléatoire et déroutante intermittence, cela a fait 45 numéros tout de même ! Sans compter les nombreux “spéciaux” non comptabilisés et les cartes postales en été et les vœux en janvier... Ça peut paraître peu à certains lecteurs boulimiques ou à des écriverons prolifiques, et vous pourriez vous demander (oui oui allez-y, demandez-vous !) quelle est la raison de tels intervalles entre deux Tr@cT (s)...
Il m’est arrivé d’en parler déjà ici même mais aujourd’hui le problème s’aggrave, puisque le Tr@cT précédent date d’il y a un an tout juste... et je vous dois cette vérité (formule un peu grandiloquente mais baste !) : il s’agit toujours du même problème. Diantre ! Mais quel problème tudieu morbleu nom d’un chien et d’une pipe ! Holà, brave homme, ne vous emballez pas ainsi, reprenez votre calme et oyez moi (bizarre, mais médiévalement correct). Quel problème, donc, petit tâcheron de l’écriture, petit tracteur laboureur d’opinions ? Tout simplement celui du choix du sujet...
Car c’est chaque fois la même indécision récurrente : que choisir de dire ? Problème apparemment bien anodin et lieu commun de la création artistique, à ceci près — et la différence est d’importance — qu’ici il ne s’agit pas de faire œuvre ou produit mais d’envoyer une lettre, oui vraiment, une lettre, même si elle est électronique, et que ce n’est ni un roman ni un article, ni quelqu’autre genre de texte relativement répertorié et à vocation créative ou mercantile. Une lettre qui va arriver dans une boite individuelle, même si elle est envoyée à environ un millier d’adresses... Et c’est la nature même du media, qui rend peut-être plus compliqué le choix du sujet. Car comme a dit l’autre (Mac Luhan le canadien sociologue) en une formule célèbre : “The medium is the message...”. Quel message, donc, transmet d’emblée ce medium là, le mail ? Et en quoi influence-t-il la nature de la communication et le choix du message ? Je vous laisse réfléchir, et bien sûr, je ramasse bientôt les copies (puisque tel est mon destin...).
Jamais imposé, jamais programmé, quelle est la fonction du Tr@cT ? Après 10 ans d’intenses cogitations, pensées inavouables, et diverses calembredaines... j’en suis venu à comprendre que sa fonction essentielle est de garder le lien... Si nous voulions faire le cuistre quelques minutes nous dirions que sa fonction est d’abord modestement phatique... (ça en jette, hein ? Mais comme j’ai pitié de vous, je vous ajoute un petit coup de Wikipedia ! hop ! comme le fait Houellebecq dans ses romans ! Mais ça suffira pas à me donner le Goncourt...)
La fonction phatique, telle que l'établit Roman Jakobson à propos du langage se définit en ces termes : « Il y a des messages qui servent essentiellement à établir, prolonger, ou interrompre la communication, à vérifier que le circuit fonctionne ("Allô, vous m'entendez ?"), à attirer l'attention de l'interlocuteur ou à s'assurer qu'elle ne se relâche pas... ».
Oui, c’est cela, essentiellement : s’assurer du lien. Comme ma copine Françoise la journaliste parisienne qui s’inquiétait gentiment il y a quelques jours (par mail évidemment): “Alors, plus de Tr@ct ? Tu vas bien tout de même ?” . Et c’est un peu grâce à elle que, malgré le temps qui presse toujours, malgré les fêtes qui oppressent, malgré l’ambiance qui dépresse ... j’ai tout de même décidé de vous envoyer un petit signe à un an d’intervalle...
Oui, mais... Sur quel sujet ? Et voilà, ça recommence... Etrange blocage, direz-vous, bizarre maladie, penserez-vous probablement, pour une communication qui jouit en apparence d’une liberté totale, comme toutes ces sortes d’écrits qui ne se préoccupent pas de reconnaissance proprement littéraire. Et pourtant : même libres, on est contraints (belle formule, n’est-elle pas ?).
Car il y a tous les sujets trop personnels, les dévoilements trop intimes, tous ces sujets que, à tort ou à raison, on s’interdit soi-même. Cela fait déjà beaucoup. L’art consistant, je le sais bien, à dissimuler tout cela derrière une habile fiction ou de subtils sous-entendus. Mais le Tr@cT n’est pas de l’art...
Il y a aussi la courbe sinusoïdale de notre état d’esprit. Souvent, guilleret et printanier, on songe (probablement à juste titre) qu’aucun sujet n’est véritablement sans intérêt, mais comme on prend tout de même le temps avant de se lancer, arrive inévitablement un soir de lune triste où obscurément on pense alors qu’aucun sujet n’est intéressant... Ou que tout a éte dit, comme l’écrit l’autre (un moraliste français cette fois) : « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. » Lire ce genre de chose, avouez que ça n’aide pas à choisir un sujet... D’autant que depuis le bon temps de La Bruyère il s’est encore écoulé trois siècles ! Et quels siècles ! De plus en plus intensément bavards, jusqu’à l’hystérie, jusqu’à la frénésie... Alors oui, souvent nous gagne finalement la tentation de la retenue, de la réticence, du mutisme. Le sujet paraît dérisoire ou éculé, épuisé ou épuisant, convenu ou trop inconvenant... Ne restent que quelques lignes griffonées sur des bouts de papier (tickets de parking, post-it, bouts de feuille déchirés...) et le Tr@cT passe à la trappe...
Et puis il y a les sujets qui peuvent fâcher, et ils sont nombreux ceux-là aussi, tous ces sujets sur lesquels on doit marcher sur des œufs et faire patte de velours. Faire la poule et le chat (n’importe quoi, ce type écrit n’importe quoi !). Parce que le fameux problème du choix du sujet révèle en fait tout le paradoxe de ce genre de communication : on veut garder le lien, et on prend le risque de le briser...
Expliquons. Peut-être j’aurais pu vous parler de politique, comme je l’ai fait si souvent... mais je crains plus que jamais de ne pas être compris, je crains de fâcher certains tractés qui ont quelques idées bien arrêtées (sans s’apercevoir qu’une idée arrêtée est une idée fixe) ou quelques convictions bien ancrées (sans se rendre compte que les convictions sont parfois aussi des prisons). Alors ce ne sera pas pour cette fois. On va attendre par exemple que se précisent les échéances électorales qui, d’habitude, donnent au Tr@cT l’occasion de mettre un peu les pieds dans le plat de la discussion et d’essayer de le pimenter...
Oui, j’aurais peut-être pu vous parler de politique, l’un de mes sujets favoris, ou de culture et de prospective, mais tout n’est pas bon à dire, et beaucoup de sujets sont tabous, ou minés, ou ficelés, cadenassés, bridés, confisqués... Tiens, par exemple, j’avais préparé tout un petit dossier sur “le mythe de l’entente universelle” à partir d’un extrait d’un livre de Claude Lévi-Strauss (Race et histoire 1952) : “ Sans doute nous berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité” (une courte suite suite à lire à cette adresse) :
http://www.librementvotre.net/2010/05/02/le-mirage-de-l%E...
J’avais prévu aussi de vous parler de Todorov avec lequel j’ai eu la chance de m’entretenir un soir d’automne à Marseille... D’essayer de dire pourquoi je ne suis pas forcément d’accord avec lui... (par exemple à cause de l’emploi un peu systématique d’une autre référence à Lévi-Strauss qui dédouane de tout autre débat : “Le barbare c’est d’abord celui qui croit à la barbarie”). Mais j’ai renoncé... Ne pas être d’accord avec un intellectuel humaniste de renom c’est forcément louche...
J’aurais voulu du coup, toujours à propos de Claude Lévi-Strauss, intellectuel lui aussi loué de presque tous, relire avec vous quelques extraits moins connus de son fameux Tristes tropiques, ce genre de livre auquel tout le monde fait référence sans l’avoir lu... J’ai même préparé un doc avec ces extraits. J’ai failli renoncer... Je vous le joins tout de même en pièce jointe (avec aussi un bref extrait de Le regard éloigné, qui date de 1983).
Mais là deux obstacles majeurs risquent de venir court-circuiter notre communication et d’empêcher beaucoup de tractés d’aller plus loin : 1) la longueur du texte 2) le sujet lui-même... Trop c’est trop. C’est Lévi-Strauss tout de même ! Une éminence ! Une référence ! Mais qu’importe : là, même ses plus ardents admirateurs et disciples risquent de rester à la porte. C’est Tristes tropiques, pourtant ! 1955 ! Mais non c’est non. On n’ira pas plus loin... Circulez, il n’y a rien à voir. On reste sur le seuil. Pas envie d’entrer. Dommage ? Tant pis...
Alors, plutôt que de vous laisser dehors (surtout avec le temps qu’il fait et le monde comme il va), plutôt que de brouiller voire interrompre cette communication, de casser ce lien fragile qui me relie à vous (parfois depuis 10 ans...) par cette missive à peine annuelle, j’ai préféré changé de sujet, et de peut-être en peut-être j’ai décidé de vous parler de ... peut-être ! Car peut-être, voyez-vous, est mon mot préféré... Voilà peut-être...un bon sujet !
Mot préféré, il l’est depuis longtemps. En témoigne un petit texte que, dans une autre époque, celle où l’on faisait encore des revues “papier”, j’avais écrit dans Sémaphore (ah souvenirs, souvenirs... “11 grammes de littérature”...) :
Il est le doute et le désir, le possible et l'incertain. Le mot premier le mot ultime de notre religion de vivants, qui dit toujours nos fragiles limites et notre espoir tétu. Un tremblement, un frisson, une prière. Un murmure posé entre un oui et un non.
L'interrogation perplexe —mot peu sonore, comme transparent— de nos belles curiosités.Et s'il n'en fallait qu'un ce serait celui-là, pour renaître, pouvoir être à nouveau, croire encore une fois. S'avançant vers le monde, vers l'ami, vers la femme, ou vers Dieu, le petit homme dit : peut-être.
(Allauch, 27 mai 95)
J’ajoute aujourd’hui à cette déclaration d’amour à un mot quelques autres brèves considérations (numérotées, ça fait chic et sérieux) :
1) Il y a des vies sans peut-être. Soit par trop de certitudes : celles-là sont choisies et ne méritent pas notre pitié. Soit par impossibilité : celles-là méritent notre compassion. Car peut-être est un luxe. Peut-être est une richesse...
2) En anglais cela se dit maybe (oublions le moche et imprononçable “perhaps”...). May-be : peut-être. C’est bien aussi... Mais j’ai appris récemment le mot en italien : forse (et il faudrait vous le faire entendre : c’est bien plus beau sur les lèvres d’une italienne...). J’espère que vous autres, tractés, m’enverrez en guise de retour de courrier le mot peut-être dans toutes les langues que vous connaissez...
3) On pourrait dire “possiblement”... Ce serait joli, mais je préfère peut-être, ces deux verbes associés, cette expression d’une volonté et sa suspension hypothétique... Car peut-être laisse en suspension, comme le font aussi les points éponymes, ces fameux trois petits... dont le tracteur use et abuse dans ce Tr@cT et ailleurs... Curieuse manie, d’ailleurs, bien que partagée avec beaucoup d’autres prosélytes de la suspension... Faire l’éloge de peut-être, c’est aussi faire celui d’une certaine ponctuation...
4) En fait, le sujet du Tr@cT est peut-être toujours là : dans les points de suspension, dans cette ouverture ponctuée qui dit que rien n’est tout à fait terminé, que tout reste possible, que tout n’est pas dit, que tout reste à compléter, que rien n’est sûr, que le doute subsiste toujours... Au plafond de sa “librairie” Montaigne le sceptique avait fait graver, entre autres maximes, cet aphorisme de Sextus Empiricus : “Je n’arrête rien”...
5) J’ai lu récemment qu’on attribuait à Rabelais cette phrase qu’il aurait prononcée juste avant de mourir : « "Je m'en vais chercher le grand peut-être".
6) Un autre génie, Victor Hugo, a quant à lui évoqué la vie comme “une phrase inachevée”... J’aimerais quant à moi, avant “le grand peut-être”, achever encore quelques phrases, et surtout donner forme humaine à certains peut-être...
Et j’aimerais vous offrir simplement, s’il était en mon pouvoir de le faire, en cette période de cadeaux, la réalisation
de quelques peut-être...
A bientôt, et même hors de tout sujet...
Yves Gerbal, tracteur sceptique.
14:34 Publié dans Humeurs, Tr@cts | Lien permanent | Commentaires (0)
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