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17 mars 2006

"Le petit chat est mort"

On l’appelait Newton. En fait, son nom d’origine c’était Newtoo, le nom d’un " Pokémon " dans les années où ces personnages de manga avaient envahi les cours de récré. C’est durant l’une de ces années là que ce gros matou a débarqué chez nous, après avoir hanté quelques semaines notre jardin, venu d’on ne sait où, peut-être rejeton d’une chatte du voisin, une minette un peu livrée à elle-même et dont les minots, en tout cas ceux qui échappaient à une mort précoce, s’éparpillaient dans la campagne environnante et tâchaient de subsister malgré leur statut d’enfants abandonnés. C’est ce qu’avait dû faire notre chat errant, déjà bien costaud, d’un beau gris partiellement tigré, et au regard terriblement vert. Il allait et venait depuis plusieurs jours au fond du jardin, de sa belle allure de petit félin, quand mes filles ont commencé à lui donner à manger. Je ne m’étais aperçu de rien, jusqu’au jour où elles l’ont attiré près de la terrasse. J’ai évidemment bien compris leur petit manège.


Nous n’avions pas d’animaux. Le vagabond était le bienvenu chez les deux petites filles. Mais moi : niet. Ne voulais rien savoir. Non c’est non. Pas de ça chez moi. D’ailleurs j’ai horreur des chats. Rien que des félins de pacotille, des coureurs de croquettes et de minettes, des rien à foutre de leurs maîtres, des ingrats, des bons à rien des paresseux, souvent voleurs, parfois griffeurs, et sans parler de la terrible odeur de pipi de chat. Pratique contre les souris, certes, mais nous n’avions pas de cela chez nous. Donc, c’était non. Et bien sûr ce fut oui. Il faut dire que la première fois que je l’ai regardé droit dans les yeux, le matou m’a impressionné. Esthétiquement j’admettais tout de même l’incomparable beauté des yeux de chat, et là c’était carrément du pur vert comme sur un dessin d’enfant. Et puis son côté gros mec, son indolence naturelle, bref, tout ce qui faisait de lui un chat de chez chat, tout ça m’a fait de l'effet. On l’a pris à l’essai, évidemment. En tout cas c’est ce que j’avais négocié avec les filles. Mais on s’est vite aperçu que même sans maîtres attitrés, il s’était parfaitement éduqué tout seul. Brave comme tout, doux comme une peluche, pas pénible pour un sou, pas le genre à se poser n’importe où, pas même sur le canapé si on l’autorisait pas. Pas du genre à monter sur la table de la cuisine pour piquer les restes du poulet. Et pas même à marquer son territoire aux quatre coins de la terrasse. Trouvant naturellement de quoi cacher ses crottes dans les coins du terrain, sans qu’on ait à lui faire la guerre. Bref, la crème des chats. En rien de temps il nous est devenu indispensable. Putain, ce con me manque déjà… J’ai découvert la joie de faire un chèque au vétérinaire pour la vaccination de la bestiole, la joie de mettre un paquet de croquettes dans le chariot du supermarché, moi qui détestais les chats, ne supportais pas jusque-là qu’un chat vienne ne serait-ce que m’effleurer, jalousant probablement leur langueur tranquille, leur culot de parasite, leur talents de chasseur, leur liberté de glandeur. Pour ma femme, c’était gagné d’avance. Il avait tout pour lui plaire. Un sacré séducteur. Trois nanas sous le charme donc. Et moi avec, pour le coup. Pas rancunier, j’ai refusé de le faire châtrer quand le vétérinaire me le conseillait. J’avais envie qu’il vive sa vie de mâle. Et il s’en est pas privé. Aux jours du rut venus, il s’en allait copuler à droite à gauche, livrant probablement d’épiques combats pour l’amour d’une chatte en chaleur. Ces escapades nous ont valu quelques frayeurs quand il partait ainsi à l’abordage de ses rivaux du quartier. Il est revenu parfois passablement amoché, mais finalement jamais rien de très grave, sauf une fois où un coup de griffe a failli lui coûter un œil. J’ai commencé à bien connaître le vétérinaire, mais globalement notre matou revenait plutôt fringant de ses virées nocturnes. Il faut dire que c’était le genre maouse costaud, un " dominant " comme on dit. Il faisait de l’impression à nos amis et visiteurs qui le voyaient pour la première fois. Unanimes à louer sa beauté. Six kilos sur la balance, d’impressionnantes bajous viriles. Presque aussi gros que la petite chienne, mignonne bâtarde teckel-york, qui débarqua l’année d’après de la même manière dans notre petite tribu… Elle, c’est une autre histoire, mais c’est aussi l’histoire d’une relation particulière. Que peut penser un chat quand un chien vient s’incruster dans le cercle familial ? On se doutait bien qu’il ne verrait pas ça d‘un bon œil, même si cet œil était magnifiquement vert. D’abord il ne l’autorisa pas à s’approcher à moins de 50 centimètres, n’hésitant pas à lui rappeler d’un coup de patte qui était le chef dans cette baraque. Et même à lui courir après si nécessaire pour lui montrer qu’il n’était pas disposé à tout partager. Mais le temps est passé, et la cohabitation se fit plus tranquille, allant parfois jusqu’à quelques effleurements furtifs, coups de queues involontaires certes, mais assez amusants quand on se rappelait les premiers temps de leur vie commune. Ils devinrent donc chien et chat, mais pas comme chien et chat. Ils savaient qu’ils ne faisaient pas gamelle commune mais que chacun aurait de quoi grailler. Pas de raison d’être jaloux, d’autant que tous les deux bénéficiaient des bonnes grâces quotidiennes de toute la petite famille humaine chez qui ils avaient trouvé refuge. Deux stars à leur manière. Mais ce soir, seule la chienne est sur le tapis. Putain, c’est con. Quand je pense le nombre de fois où j’ai cru que tu ne reviendrais pas de tes amoureuses aventures, de tes coïts campagnards. Mon chat, premier chat, unique pour toujours, pourquoi t’es plus là… On me l’avait raconté et moi évidemment je voulais pas le croire. Tu verras, qu’on me disait, un chat c’est sympa. Ca apaise, ça déstresse, c’est une sculpture qui marche. Tu le caresses et tu vas déjà mieux. Ce devrait être remboursé par la Sécurité Sociale cette bête là. C’est sûr que si la Sécu m’avait remboursé les frais du véto, ça m’aurait arrangé. Surtout quand il a fait une première crise urinaire. Vessie bouchée. Deux jours de clinique, sonde et tout le tintouin. Salée, la facture. Je lui en voulais un peu de tailler dans mon budget vacances. Mais je vous le jure, c’est la seule fois que je lui en ai voulu. Peut-être aussi les fois où il a fait pipi-caca sur le lit de ma fille. C’est arrivé deux fois. Il a fallu changer le matelas tellement ça puait. Mais c’était de notre faute. On l’avait oublié dans la maison en partant le matin. Il fallait bien qu’il trouve une solution. Et puis il y a eu aussi le matin où il nous a ramené un trophée de chasse : un bel écureuil encore tout chaud qu’il est venu poser, fraichement assassiné, devant la porte de la cuisine. Mes filles ont modérément apprécié le cadeau. Mais on n’arrivait pas à l’engueuler, car franchement il n’y avait pas de raison. Il était formidable, c’est tout. Entre deux longues siestes, au printemps sur la pelouse, il était capable de jouer comme un chaton à courir après une ficelle qu’agitait ma fille devant son nez. Il sautait soudain avec une incroyable vivacité, avec cette incomparable souplesse féline, mélange de légèreté et de puissance. Il se tassait sur la pelouse comme dans une savane, puis bondissait sur le bout de ficelle, croyant peut-être à un serpent, ou s’entraînant pour ces couleuvres qu’il chopait d’un coup d’incisives et dont on retrouvait les cadavres au fond du jardin. Il traquait les lézards, aussi, et je le surveillais un peu parce que j’aime ces petites bêtes sprinteuses, j’aime leurs courses sur les façades de la maison, en plein soleil. J’essayais parfois de venir au secours de ces bestioles captives que mon chat retenait, par jeu semblait-il, entre ses griffes. Je me souviens du jour où j’ai réussi à sauver l’un de ces lézards, plaqué contre terre sous la patte du matou. Il avait déjà laissé sa queue dans l’aventure, et je voyais son petit ventre se gonfler et battre à toute vitesse. J’ai soulevé la patte de Newton. Le lézard a fui à toute vitesse dans la pelouse. Le chat, aristocratiquement indifférent, s’est mis à ronronner sous mes caresses. C’était presque l’été. Le temps était superbe. Et mon chat faisait partie intégrante du paysage, comme une évidence. Je n’arrêtais pas d’avoir envie de le prendre en photos. C’est extraordinairement photogénique, un chat. Il n’y a qu’à voir le nombre d’images faites sur ce thème par les photographes. Ma fille ainée a une collection de cartes postales dans sa chambre. Au milieu de tous ces chats inconnus, de tous types et de toutes origines, il y a plusieurs photos du nôtre, le seul nôtre, qui était surtout son chat, le chat de ma fille, celui qui venait dormir sur son lit, celui qu’elle seule savait appeler dans la campagne et débusquer de l’une de ses planques à sieste estivale, celui qu’elle prenait dans ses bras comme un bébé, gros matou se laissant faire sans jamais aucune impatience, celui avec lequel elle jouait à se mettre tête contre tête. Putain, quelle place il tenait, ce simple animal ! Il serait trop long d’énumérer ici toutes les petites habitudes que nous avions lui et nous. On connaît la chanson. Ca fait un peu vieux couple. Mais il faut bien reconnaître, malgré tout ce que l’on peut en penser, la force de ces situations répétées, connues, qui deviennent des balises de la vie quotidienne. Rien n’est pire que l’habitude, mais le chat ne nous laissait pas le choix. Il lui fallait sa gamelle, il avançait la queue en l’air, me faisant chaque fois inévitablement penser aux dessins de Dubout. Plusieurs fois, dans la cuisine, il avait failli nous faire tomber en réclamant sa pitance. Ma femme râlait… mais elle l’adorait. Je jalousais parfois les caresses qu’elle lui prodiguait. Il se mettait sur le dos pour qu’on lui caresse le ventre. C’était mieux qu’une peluche. Et aujourd’hui, incorrigible littéraire, je ne cesse de penser à l’Agnès de Molière disant : " Le petit chat est mort ". Notre chat n’était pas petit. Mais une nouvelle fois sa vessie s’est bouchée. On a peut-être pas compris assez vite. Il miaulait comme un bébé. Pas du tout comme d’habitude. Ma grande fille me l’a dit tout de suite. J’ai cru que ça allait passer. Hier j’étais trop occupé. J’ai bien vu qu’il avait mal. J’ai vu qu’il souffrait. Mais j’avais d‘autres choses à faire. J’ai pensé que c’était plus urgent. Je râlais parce qu’il était malade. Ce matin, je l’ai mené chez le vétérinaire à la première heure. Sa vessie avait éclaté. Dois-je tenter une opération de la dernière chance, nous a dit le vétérinaire au téléphone. Tentez tout , lui a dit ma femme. Une heure après, l’âme de notre chat s’était envolée, sans que je sois bien sûr que les chats aient une âme, mais qu’importe, je me sens soudain terriblement égyptien, et prêt à élever une pyramide à notre chat sacré… Je m’en veux de ne pas l’avoir nourri avec des croquettes spéciales, comme on me l’avait dit après la première alerte. Je m’en veux de l’avoir bousculé ce matin en le mettant dans la voiture. Mais quand je l’ai attrapé pour le sortir de sous le siège où il s'était réfugié, je l’ai caressé et je lui ai dit " T’inquiète pas le chat, on va te soigner ". Comme dans un film de guerre quand on mène à l’ hosto un soldat à moitié mort et que son copain est à côté de lui dans l’ambulance : " T’en fais pas, Joe, tu vas t’en sortir ". C'est bête, hein ? C’est dingue. Bien sûr que c’est con d’avoir envie de pleurer pour la mort d’un animal. Complètement débile. Un truc de mémère. Un truc d’occidental. Un truc de ceux qui souffrent pas, qu’ont la vie belle. Si on m’avait dit que j’aurais les larmes aux yeux pour un chat… Putain, c’est nul, mais c’est comme ça. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise. Dans la hiérarchie des malheurs, un chat qui meurt, ça vaut pas grand-chose. Sauf quand c’est le vôtre, et qu’il avait tracé dans la maison plein de chemins invisibles que vous refaites aujourd’hui en esprit, qu’il avait marqué de sa molle présence quelques coussins, un bout de canapé, et toute une série d’autres coins où il avait ses habitudes de dormeur. Forcément, là, on se souvient de tout : de sa façon de descendre l’escalier, de sa façon de vouloir à tout prix nous précéder dans la maison quand on ouvrait la porte, de sa façon de s’étirer, de se laver, d’arriver en miaulant dans le jardin, de se montrer à la baie vitrée, d’attraper les papillons de nuit de l’autre côté de la vitre quand j’écrivais, comme ce soir, sur mon ordinateur, et qu’il venait royalement s’asseoir sur le rebord de la fenêtre, prince de la nuit par ses yeux verts de nyctalope... Mes filles le traquaient, le cherchaient dès qu’elles arrivaient de l’école. Aujourd’hui, elles ont pleuré dans la cour de récré quand je leur ai téléphoné. Bien sûr, ce soir, ça va déjà mieux. C’est aussi l’apprentissage de la vie. Je leur ai dit qu’il était probablement présent quelque part. Qu’il avait simplement changé d’état. D’ailleurs ce sera pareil pour nous. Evidemment je sais bien ce qui nous préoccupe. Un chat qui meurt, ce n’est qu’un chat. Mais c’est déjà la mort. On lui avait donné plein de surnoms, et même des surnoms féminins. Ma femme l’appelait " ma nourse ". Sur son carnet de santé, posé à côté de moi sur le bureau, je relis le nom qu’avait inscrit le vétérinaire : Newtoo. Très vite, à l’époque, j’avais proposé qu’on l’appelle plutôt Newton. Parce que ça faisait plus intello qu’un nom de Pokémon. Camus avait appelé les siens : Cali et Gula... Camus aussi avait des chats. Et plein d'autres écrivains. Y a pas de quoi avoir honte. On a beau être intelligent, on peut néanmoins aimer une bête… Salut, Newton, et merci d’avoir traversé notre jardin. J’aimerais bien, je te l’avoue, qu’on puisse en dire autant de moi le jour où à mon tour je partirai dans les étoiles. Salut, Newton. Ce soir on est tous les quatre (oui, la chienne aussi…) un peu tristes. Et puis je me retrouve le seul mec à la maison. C’est pas sympa de me lâcher. Mais je t’en veux pas. Tu es venu, tu as vu, tu as vécu. Veni, vidi, vixi. Ce pourrait être ton épitaphe, mais nous ne t’enterrerons pas. Pas besoin de ça pour ne pas t’oublier. J’ai des photos plein mon ordi, et à tous les quatre nous avons plein de souvenirs à partager. Bien sûr demain on va encore te guetter, t’attendre. Nous croirons t'entendre miauler. Nos mains seront orphelines de ton poil gris. Il va falloir changer ces satanées habitudes, la pire des choses, et parfois la plus belle. Tu n’étais qu’un chat. Et à cause de cet hommage on se moquera peut-être de moi comme certains se sont moqués des larmes de tes petites maîtresses dans la cour de récré. Mais c'est normal qu'ils ne comprennent pas. Ils ne t'ont pas connu. Cher Newton, il y a quelques semaines, je voulais te consacrer un Tr@cT. Je ne me doutais pas que ce serait un hommage posthume. Tout ça pour chat ? Chacré Newton !

01:30 Publié dans Divers | Lien permanent | Commentaires (4)

Commentaires

Quand je lis ce bel hommage, je revis les derniers instants de notre chat, mort en septembre. C'est bête de pleurer pour un chat quand la moitié de la planète meurt de faim. Mais pleurer pour l'un n'empêche pas d'avoir conscience de la misère du monde et d'essayer, à la hauteur des faibles moyens en notre possession, de la combattre. Le vide laissé par notre chat est toujours vif dans notre coeur. On pestait car, systématiquement, quand on se mettait à table que ce soit pour y manger ou pour y écrire, il prenait une chaise et s'installait aussi. On s'attend encore parfois à le voir bondir sur son siège et prendre part à la vie de la famille.
Amitiés chat-leureuses.

Écrit par : caroline | 17 mars 2006

En voyant les photos, je trouve une resemblance étonnante avec le mien. Il est visible sur http://cousumain.blogspot.com/2005/09/le-gros-chat.html

Écrit par : caroline | 17 mars 2006

je lis
je pleure
et je me souviens :

on ne dira plus
"petite chatte noire"
la joue dans son poil

et j'ai encore la sensation de son poil de soie contre ma peau. c'était il y a des années pourtant. Newton est entré dans votre vie, il n'en sortira jamais plus.

bisous à tes filles, et à leurs parents qui doivent faire semblant d'être raisonnables. on a pourtant le droit de pleurer l'amour.

Écrit par : Marylène | 17 mars 2006

Ne t'excuse pas; la tendresse n'a pas à avoir honte de briller de sa petite lumière dans la nuit du monde et elle n'ôte rien à ceux qui souffrent...

Écrit par : Virgil | 17 mars 2006

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