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08 juillet 2018

Philosophie ou confort intellectuel ? Petite réflexion sur la difficulté de penser.

« Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction »  Francis Picabia

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Il y a un paradoxe extraordinaire à constater que ceux qui prétendent s'affranchir de la "doxa"(l'opinion commune, au sens platonicien) sont eux-mêmes porteurs d'une "doxa" au moins aussi fermée que celle qu'ils cherchent à combattre. Ceux qui ont pour fonction d'apprendre la liberté de penser et d'opinion ont très majoritairement les mêmes pensées et les mêmes opinions. (1)

Voilà pourquoi il n'est pas très difficile de prévoir quelle sera par exemple, in fine, l'opinion retenue par une très grande majorité de professeurs de philosophie sur une problématique donnée (et en particulier quand le sujet est "politique"). Voilà pourquoi aussi peut-être le débat philosophique qui se prétend ouvert se referme la plupart du temps sur des opinions convenues, attendues, équivalent savant et dialectique du "lieu commun" littéraire. Voilà pourquoi la philosophie donne parfois l'impression de tourner en rond et de ne plus proposer de pistes stimulantes pour la pensée parce que ses zélées élites restent dans leur zone de confort intellectuel alors même, là est le paradoxe, qu'elles prétendent vouloir nous en faire sortir. Chacun, finalement, reste dans la caverne de Platon, et ne se risque pas à sortir dans l'aveuglante lumière des vérités qui fâchent...

Il suffit, pour s’en convaincre, d’assister à des débats réunissant plusieurs membres de cette communauté philosophique « professionnelle », caste qui ne dit pas son nom mais qui pourtant se révèle extrêmement soudée et solidaire autour de quelques idées inamovibles.

Oubliant la fameuse devise de Socrate « Ce que je sais de plus c’est que je ne sais rien », qui incite à faire table rase avant de partir en quête de vérité, le professeur de philosophie avance la plupart du temps, probablement inconsciemment, avec « une » idée en tête et n’a de cesse, malgré la sincérité de sa posture de chercheur et la cohérence de sa démarche logique, de démontrer la validité de cette idée véritablement « pré-conçue » et dont il est depuis longtemps familier, qu’il aime caresser, et bien sûr toujours dans le sens du poil...

Il est rare de voir un philosophe arriver là où il ne pensait pas, c’est à dire accepter peut-être même de s’égarer, de prendre des routes inconnues, d’oser des pistes qui le rebutent, pour finalement atteindre une vérité dérangeante avec laquelle il devra composer et revoir, peut-être, son logiciel de pensée. Cela, il est vrai, est moins confortable que de se faire adouber en permanence par des membres de la même confrérie dont les disciples sont soigneusement cooptés et qui ont dû montrer, dès l’entrée dans la famille, qu’ils seraient de bons petits soldats de la bonne pensée. A l’entrée de la boite « philosophie professionnelle » il faut montrer non pas « patte blanche » (cette expression ne relèverait-elle pas d’ailleurs d’un affreux spécisme raciste anti-loup ?) mais plutôt « patte gauche »… Sinon désolé, « ça va pas être possible » !

Les réseaux sociaux où s’invitent aujourd’hui parfois les débats en tous genres confirment cet « entre-soi » où chacun recherche l’assentiment, la confirmation, le cocooning idéologique. Les algorythmes de Facebook ont vite fait d’accentuer l’effet : on ne parle, en définitive, qu’à des convaincus…(2). C’est gagné d’avance !

Et cela, je veux dire cette difficulté à affronter la pensée différente, d’oser la vraie confrontation, s’avère d’autant plus évident que chacun de ces prosélytes du savoir et de la sagesse philosophique ne voit le réel que de son point de vue, de là d’où il est ancré (socialement, culturellement, idéologiquement, psychologiquement, historiquement etc…). La prétendue objectivité tant recherchée, à juste titre, par la philosophie, se révèle la plupart du temps un nouveau leurre. Une ombre de plus, encore, une silhouette, sur le mur de la caverne.

Personne n’échappe à cette difficulté de penser au-delà de sa bulle personnelle. Ce «solipscisme » est finalement le grand obstacle à l’émergence d’une pensée qui pourrait s’affranchir de sa subjectivité toujours un peu irrationnelle alors que la philosophie prétend se fonder sur la « raison », et encore plus, une raison universelle et atemporelle. Plus encore que Descartes, c’est Wittgenstein que l’on peut convoquer ici avec sa formule très simple mais capitale : « Je suis mon monde » (3). Et puis Diogène aussi, bien sûr, cherchant à Athènes avec une lanterne allumée en plein jour le fameux « homme » platonicien, manière comique de rappeler le caractère théorique du sujet sur lequel se fonde pourtant toute la recherche philosophique présentée comme une science (episteme).

En tant que pratiquant moi-même de cette discipline de la pensée je n’échappe pas à ce double écueil de l’idée préconçue et du point de vue. Je suis confronté, comme tous, à cette difficulté. Je veux juste témoigner ici que cette prise de conscience a marqué, il y a longtemps déjà, mon propre parcours intellectuel, ce qui me pousse peut-être à emprunter n’importe quelle route de la pensée sans jugement a priori ni de sa qualité ni des lieux où elle me mènera. Manière un peu « buissonnière » ou plutôt « buissonnante » d’avancer dans ma compréhension du monde et des problèmes humains. Manière parfois aventureuse qui peut être mal comprise, et sembler provocatrice. Je le comprends. Je ne prétends pas non plus qu’elle soit infaillible ou forcément meilleur q’une autre. Elle est pleine de dangers, de pièges, de chausse-trapes, de fausses routes ou d’impasses. Mais j‘estime, à tort ou à raison, qu’elle me préserve de ce « confort intellectuel » qui est ce que je redoute le plus. Penser en pantoufles, même de couleurs révolutionnaires, très peu pour moi ! Je laisse chacun de ceux qui connaissent un peu mon parcours intellectuel juger la réalité de cette aventure de la pensée.

 Platon se méfiait des célèbres « sophistes », plus enclins à chercher à « avoir raison » que de trouver la véritable « raison ». C’est encore un autre paradoxe pour cette doxa philosophique que de se comporter en donneurs de leçons, en maîtres « raisonnables », en admettant rarement qu’ils puissent être dans l’erreur. Et par conséquent, de trouver par exemple, quoi qu’il arrive, une référence ou une source qui validera leur théorie. Nous sommes tous, c’est vrai, le sophiste de quelqu’un. Nous avons du mal à admettre que nous pouvons nous tromper et notre ego, bien que fort peu sage, vient s’immiscer dans cette recherche pourtant louable de la vérité. Mais nous devrions a minima rappeler constamment que cette vérité est fuyante, qu’elle nous échappe toujours, qu’elle restera définitvement libre et que nous ne l’emprisonnerons pas dans la cage de nos concepts. Car en théorie, tout est simple. Mais comme le dit une petite maxime rigolote : « On ne vit pas en théorie ».

Voilà pourquoi à l’impossible quête platonicienne de l’idée pure je préfère toujours le questionnement socratique, aux systèmes de pensée trop bien ficelés j‘oppose le cynisme et l’indépendance de Diogène ou les fulgurances de Nietzsche, contre les dialectiques bien rôdées je choisis les « sauts et gambades » de Montaigne, et face aux héros d’une idéologie j’invite le « Monsieur Teste » de Paul Valéry s’exclamant : « Je suis l’instable ».

Je continuerai donc à pratiquer avec allégresse l’art de la pensée et la discipline philosophique, mais que Dieu, qui n’existe peut-être pas, me préserve des certitudes formatées et que les humains, qui existent bien réellement, continuent de m’apporter leurs doutes magnifiques… Je veux faire de mon mieux ma cuisine métaphysique et je serai toujours heureux de partager avec vous ces nourritures terrestres et spirituelles au grand « banquet » de la vie…

Yves Gerbal

8 juillet 2018

(1) Et c’est une très vieille histoire, en tout cas, en France, celle d’une « intelligentsia » qui se plie sans l’ombre d’un doute aux diktats d’une pensée préfabriquée et ressassée depuis, disons, le romantisme révolutionnaire du XIXème siècle, et largement réactualisée au XXème siècle par d’autres supports de cette pensée « révolutionnaire».Mais passons rapidement là-dessus. Cette histoire des idées reste à écrire et décrire. Ce n’est pas mon propos principal ici.

(2) Je m’abstiendrai poliment d’un jeu de mots trop facile mais il s’agit bien de la confirmation, comme le formulait déjà en 1987 le titre d’un livre précurseur d’Alain Finkielkraut, d’une « Défaite de la pensée »…

(3) Tractatus logico-philosophicus (1918)